“Tout sauf lui” : les coulisses de la longue rupture d’Ursula von der Leyen avec Thierry Breton

La rupture entre la présidente de la Commission et son plus grand critique en interne couvait depuis des années.

“Tout sauf lui” : les coulisses de la longue rupture d’Ursula von der Leyen avec Thierry Breton

Ursula von der Leyen s’efforçait depuis des semaines de former une nouvelle équipe de commissaires européens lorsqu’elle a décroché le téléphone pour une conversation fatidique avec Emmanuel Macron dans le courant de la semaine dernière.

Ce dernier avait depuis longtemps proposé son choix pour le poste dévolu à la France au sein de l’exécutif européen : Thierry Breton, le commissaire sortant au Marché intérieur, qui s’était fait un nom en tant que commissaire le plus haut en couleur et le plus controversé.

Le poste de Breton était une pièce importante du puzzle complexe que la présidente de la Commission devait assembler avant la date limite fixée à cette semaine. Le remplacer dans la dernière ligne droite était risqué, car cela risquait de perturber la délicate structure et de retarder encore le début officiel de son second mandat.

Mais l’Allemande en avait assez. Après une série d’accrochages publics avec Breton et des mois de silence glacial, elle a indiqué à Emmanuel Macron, lors de l’appel téléphonique, qu’elle ne pouvait plus travailler avec lui, selon trois sources au fait du contenu de la conversation.

La France pouvait soit avoir un portefeuille plus important sans Breton, soit un portefeuille plus petit avec lui, selon une source européenne ayant une connaissance directe de la conversation. “Avec ces nouvelles cartes, [Macron] a fait son choix”, retrace cette même source.

Par cette offre, Ursula von der Leyen a mis fin à la carrière de Thierry Breton au sein de la Commission européenne.

Affaibli politiquement dans son pays à la suite d’une élection surprise qui a renforcé l’extrême droite, Emmanuel Macron a sauté sur l’occasion d’obtenir un portefeuille plus important. Il a proposé Stéphane Séjourné, un fidèle, ministre démissionnaire des Affaires étrangères, pour le rôle à Bruxelles — et a abandonné Breton, qu’il avait présenté cinq ans plus tôt comme son “plan B” pour le poste.

L’Allemande, qui avait insisté auprès des Etats pour qu’ils nomment davantage de femmes à la Commission, n’a pas réagi à la proposition de désigner un autre homme pour le poste.

“C’était tout sauf Breton visiblement”, résume un ancien haut responsable français.

Alors que les conséquences de l’éviction de Breton ne sont pas encore connues, l’un des principaux enseignements est que Macron n’a pas pesé suffisamment pour résister à la pression de von der Leyen, suggérant que l’influence de Paris sur les affaires de l’UE en a pris un coup.

“Ça dit quelque chose de la déliquescence de l’influence française de ne pas avoir pu imposer Thierry Breton, assure une source française à la Commission. Le vrai sujet, c’était qu’on était incapable d’obtenir la garantie d’avoir un gros portfolio.”

“Vous n’êtes pas ma patronne”

Ce coup de téléphone a mis un terme à la carrière de l’une des personnalités les plus imposantes de l’Union européenne.

Ancien ministre arrivé à la Commission après une décennie à la tête d’Atos, l’une des plus importantes entreprises informatiques du pays, Breton a été parachuté à Bruxelles après que le premier choix de Macron a été torpillé par le Parlement européen.

Thierry Breton a été parachuté à la Commission après que le premier choix d’Emmanuel Macron a été torpillé par le Parlement européen. | Ludovic Marin/AFP via Getty Images

Au cours de son mandat, il a été à l’origine de certaines des décisions de l’UE les plus marquantes de ces dernières années : il a contribué à stimuler la production de vaccins contre le Covid-19 afin qu’il y en ait suffisamment pour l’ensemble de la population pendant la pandémie, a organisé la livraison d’un million d’obus pour l’Ukraine et s’est opposé à Elon Musk dans un différend très médiatisé sur ce qui devrait être autorisé sur les réseaux sociaux.

En fin de compte, c’est pour avoir critiqué publiquement sa cheffe, Ursula von der Leyen, et défié son autorité en coulisse qu’il a vu son destin finalement scellé, selon plusieurs sources françaises et européennes, à qui nous avons accordé l’anonymat pour pouvoir discuter d’échanges confidentiels.

Vers la moitié de son mandat de cinq ans, Breton, qui estimait que son rôle était de contrebalancer le pouvoir de von der Leyen au sein de la Commission, a commencé à être irrité par son style de management vertical, retracent nos sources.

Il a critiqué ses nominations et a même fait savoir qu’il ne verrait pas d’inconvénient à la remplacer à la présidence de la Commission, ce qui a choqué de nombreuses personnes dans le monde fermé de l’UE.

Selon deux observateurs, le simple fait que Thierry Breton n’ait jamais accepté l’autorité de l’Allemande est au cœur de leur différend. Cela l’a conduit à manquer des occasions de travailler de manière constructive avec elle, par exemple dans des réunions en tête-à-tête ou par des échanges de SMS qu’elle accordait à d’autres commissaires, même lorsque son emploi du temps était chargé.

“Il ne l’a jamais reconnue comme une patronne et une dirigeante, constate une source européenne. C’est une mauvaise base pour une relation.”

Au cours des derniers mois, leur relation est presque devenue inexistante. A l’exception d’un rapide bonjour lors des réunions du collège des commissaires, les deux s’étaient à peine parlé depuis des mois quand von der Leyen a eu son appel avec Macron, selon les mêmes sources.

Il s’est avéré que le président français s’est séparé de Breton aussi rapidement qu’il l’avait nommé à ce poste. Mais dans sa lettre de démission, publiée sur X lundi, le commissaire éconduit a réservé sa colère à von der Leyen, citant sa “gouvernance douteuse” comme raison de son départ.

Commissaire à tout

Dès ses premiers jours en tant que commissaire, Breton n’a fait aucun effort pour s’intégrer dans le monde procédurier des affaires européennes.

Au contraire, il n’a eu que faire des lignes de démarcation entre les différents portefeuilles de la Commission. S’adressant à POLITICO en 2019, juste après sa nomination, le Français a diagnostiqué “des défis technologiques et sociétaux majeurs, y compris en termes de culture et de médias”, et s’est dit “préoccupé par la situation économique”.

Peu importe que l’économie ne soit pas de son ressort, mais de celui du commissaire italien Paolo Gentiloni.

La capacité de Thierry Breton à faire du bruit, à prendre la lumière et — parfois mais pas toujours — à tenir ses promesses, a contribué à forger sa réputation à Bruxelles, celle d’un franc-tireur qui pourrait être un précieux meneur d’hommes pour l’Europe.

En effet, au début de son mandat, Ursula von der Leyen a fait appel à Thierry Breton pour diriger son groupe de travail sur la production du vaccin Covid-19, suggérant ainsi qu’une relation constructive était possible. | Photo de pool par Yves Herman via AFP/Getty Images

En effet, au début de son mandat, Ursula von der Leyen s’est tournée vers Breton pour diriger sa task force sur la production du vaccin contre le Covid-19, suggérant qu’une relation constructive était possible.

“Elle se tournait vers lui lorsqu’elle avait besoin de secours”, se souvient une source européenne qui a demandé à ne pas être nommée.

Il n’a toutefois pas fallu longtemps pour que Breton se mette à dos certains de ses collègues. Ses efforts pour être considéré comme le grand chef de l’Union en matière de technologie, par exemple, ont conduit à une rivalité ouverte avec sa collègue à la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager, qui est allée jusqu’à reconnaître publiquement une certaine tension entre eux lors d’une conférence de presse.

Mais ce n’est que lorsque Breton a mené la fronde contre la décision de Vestager de nommer Fiona Scott-Morton, une citoyenne américaine, au poste de cheffe économiste de la concurrence de l’UE, que ses relations avec von der Leyen ont commencé à se dégrader.

Avec quatre autres commissaires, le Français a envoyé une lettre à l’Allemande, mi-2023, pour se plaindre de cette nomination, l’exhorter à “réévaluer” et appeler à un “débat public” sur les prochaines étapes.

Breton était loin d’être le seul à formuler des critiques : il avait le soutien d’Emmanuel Macron et d’autres dirigeants mal à l’aise à l’idée de confier un rôle aussi sensible à une Américaine.

La lettre, sa critique implicite de von der Leyen — le cabinet de cette dernière ayant approuvé la nomination — et le fait qu’elle ait été transmise aux médias ne sont pas passés inaperçus auprès de la présidente de la Commission et de son équipe.

“Rétrospectivement, la méthode utilisée pour faire fuiter ces lettres n’a vraiment pas amélioré l’image de Breton auprès de VDL”, estime un observateur direct de leur relation, à qui l’anonymat a été accordé pour en parler franchement.

Le fait que quelques mois plus tôt, lors d’un autre entretien avec POLITICO, Thierry Breton s’était présenté comme un potentiel “plan B” pour la présidence de la Commission — ce qui n’est pas la meilleure façon d’instaurer la confiance avec sa cheffe — n’a pas aidé non plus.

Des tensions croissantes

Au cours de la dernière année de la Commission, alors que l’Allemande était sur le point d’être réélue, les relations se sont véritablement détériorées.

Le cabinet d’Ursula von der Leyen avait décidé de proposer Markus Pieper, un membre comme elle du parti allemand de la CDU, comme envoyé spécial pour les PME. Selon deux sources au sein de l’exécutif bruxellois, le cabinet de la présidente a envoyé le nom aux commissaires pour approbation un jour où l’on savait que Breton serait absent.

“Ils l’ont organisé un jour où ils savaient qu’il ne serait pas là — ce n’est pas de la bonne gouvernance”, considère l’une des sources.

Les efforts de Thierry Breton pour être considéré comme le grand chef de l’Union en matière de technologie, par exemple, ont conduit à une rivalité ouverte avec sa collègue à la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager, qui est allée jusqu’à reconnaître publiquement une certaine tension entre eux lors d’une conférence de presse. | John Thys/AFP via Getty Images

Breton a ensuite mené la charge contre von der Leyen, signant une lettre critiquant sa décision avec le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères, Josep Borrell, et les commissaires Nicolas Schmit et Paolo Gentiloni. Lors d’une réunion des commissaires en avril, Breton et Borrell ont critiqué la gestion de l’affaire par le président devant tous leurs collègues réunis.

“Il était extrêmement furieux à ce sujet”, se souvient une source. “Il a demandé la parole à la fin de la réunion et l’a dit devant tout le monde.”

Breton n’était pas le seul parmi ses collègues à pester contre la centralisation des commandes par von der Leyen et à sa mainmise sur les informations pour éviter les fuites. Mais il était inhabituellement disposé à aller au clash avec elle.

“Tout le monde avait ses frustrations, mais Breton les a gérées à sa manière”, en faisant circuler des lettres de critique, selon une source.

Le coup fatal à leur relation est intervenu peu après que von der Leyen a reçu le soutien du Parti populaire européen (PPE) pour se présenter à nouveau à la présidence de la Commission, en mars.

Breton a publié un tweet remettant en cause la légitimité de l’Allemande en tant que candidate du PPE, surprenant ses collègues et créant une rupture sérieuse, si ce n’est fatale, avec la présidente.

“Ce tweet lui a fait perdre beaucoup d’autorité au sein du collège, commente la même source européenne. Vous pouvez poser des questions, mais à huis clos. Nous sommes censés être une équipe.”

Pour notre source française à la Commission, ce tweet est une erreur politique qui pourrait bien avoir coûté à Thierry Breton son second mandat à Bruxelles.

“C’était d’une connerie noire de poignarder Ursula, estime-t-il. C’était le seul au monde qui pensait que si c’était pas Ursula, ce serait lui, ce qui était radicalement impossible vu la conjecture.”

Des éléments complémentaires ont été apportés par Clea Caulcutt et Barbara Moens.

Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.